Alors que les blocs nord de Simandou viennent d’être attribués à Winning Consortium Simandou SAU, Ledjely revient sur trois grands moments de la conquête de ce méga-gisement de fer. Dans cette première partie, nous vous proposons la relation Rio Tinto-Conakry, avec des révélations sur ce que le géant anglo-australien était prêt à consentir (ou pas) à la Guinée. Une enquête soutenue par le projet Money Trail de l’ONG Journalismfund.eu

Sur la route qui mène du village de Moribadou à la concession minière bien gardée du géant anglo-australien Rio Tinto, à une vingtaine de km de Beyla, Alpha Sagno, bottes en caoutchouc, chapeau et machette, fait le tour du propriétaire avec ses deux aînées venues lui rendre visite. « Là, on va cultiver du manioc », dit-il en montrant une parcelle où ses garçons forment des buttes de terre. Plus loin, des anacardiers se fraient un passage dans les hautes herbes, les ananas coiffés de touffes vertes sortent de terre. Mais c’est de l’autre côté de la piste minière que se concentrent ses projets : bientôt 8 hectares de palmiers et d’hévéas. « On a commencé avec ces plantations il y a 5 ou 6 ans. On essaie de former des groupements d’agriculteurs pour développer ces cultures très rentables », explique-t-il.

Avant de miser sur la terre pour offrir un héritage à ses enfants, Alpha Sagno, comme d’autres habitants du cru, a longtemps guetté le miracle économique prédit par l’Etat et Rio Tinto, détenteur depuis 1997 de permis de recherche sur Simandou. Cette chaîne de montagne qui surplombe ses champs recèle le plus grand gisement de fer inexploité au monde (2,7 millions de tonnes). Mais jusqu’à aujourd’hui, ni la production, ni la construction des infrastructures nécessaires à l’exportation du minerai (voie ferrée, port en eau profonde) n’ont démarré, malgré les milliards de dollars d’investissements annoncés – et l’apport de capitaux chinois. Retour sur 20 ans d’atermoiements, d’occasions ratées et de bras de fer, au cours desquels Rio Tinto et la Guinée ont noué une relation tumultueuse.

Une usine de transformation du minerai de fer en gueuse à Kankan

Tout n’avait pourtant pas si mal commencé. En novembre 2002, lors de la signature à Conakry de la convention d’établissement de la filiale locale de Rio Tinto, Simfer SA, ses responsables acceptent le principe de verser à la Guinée une avance d’1 million de dollars sur les taxes et impôts – sous réserve de la publication du décret confirmant l’octroi d’une concession minière dans un délai de 90 jours. Puis, le 16 août 2004, le directeur de l’exploitation Europe de l’Ouest et Afrique de l’Ouest Colin J. Harris annonce au ministre des Mines Alpha Mahdy Soumah, dans un courrier obtenu par Ledjely, que « les directeurs exécutifs de Rio Tinto ont fermement réaffirmé leur engagement à trouver une solution économiquement viable pour construire le chemin de fer à usage multiple entièrement en territoire guinéen, pour l’évacuation et l’exportation du minerai de fer ». De quoi satisfaire en tout point la Guinée, obstinément opposée à sortir le fer de Simandou par le rail et le port minéraliers libériens, fonctionnels, et dont le point de départ est à 60 km de N’zérékoré, ville phare de la région forestière. A l’époque, il se dit que 15 milliards de dollars pourraient être investis dans le projet.

Pour faciliter les choses, glisse toutefois Harris, il serait bon que Conakry donne suite à diverses demandes en souffrance depuis plus d’un an : permis de recherche sur Forecariah et Diécké, et octroi d’une concession minière pour exploiter les 4 blocs de Simandou. Il offre de son côté des gages de bonne volonté. Et non des moindres ! « Conscient de l’avantage majeur pour l’État de créer de la valeur ajoutée aux ressources primaires dans le pays, ajoute-t-il, Rio Tinto a entamé une série « de collecte d’informations sur la possibilité de créer une usine de raffinement de minerai de fer pour produire du métal en gueuse, en utilisant du charbon de bois comme source d’énergie. Ces opérations pourraient être basées sur un grand projet de gestion durable de ressources forestières dans la région de Kankan, et pourraient être conduites par l’État guinéen ou une compagnie tierce ».

Cette usine de transformation du métal en gueuse (étape intermédiaire pour fabriquer du fer) serait destinée, argue-t-il, à l’industrie locale et à l’exportation, générerait des emplois, ajouterait de la valeur au produit exporté et augmenterait la capacité du chemin de fer en diminuant de 40% le volume de minerai brut transporté. « Tous ces facteurs importants pour la réduction de la pauvreté et le développement durable sont soutenus par la Banque Mondiale et les donneurs multilatéraux, qui pourraient financer un tel projet », souligne le responsable de Rio Tinto, visiblement confiant. Même si aucune étude de faisabilité n’est encore établie, la perspective est stimulante pour la Guinée, « scandale géologique » qui ne compte qu’une seule usine de transformation de minerai (l’usine d’alumine de Fria).

Le décret entaché d’irrégularités

Pourtant, ce projet ne verra jamais le jour. En 2005, en pleine crise budgétaire, le président Lansana Conté, malade et affaibli, nomme Cellou Dalein Diallo au poste de Chef du Gouvernement. Lequel sollicite une contribution financière auprès des sociétés minières de la place.  Mais Rio Tinto lui rappelle le 24 juin 2005, que « malheureusement et en dépit de la confirmation publique et réitérée de l’octroi imminent d’une concession minière à notre groupe par le Ministre des Mines, (le) décret n’a toujours pas été publié et nous n’avons toujours pas pu verser la somme d’1 million de US$ au budget de l’État ».

Le 30 mars 2006, enfin, le décret attribuant à Rio Tinto une concession minière est promulgué. La SFI (branche financière du groupe la Banque mondiale) s’associe au projet pharaonique Simandou et prend une participation de 5%. Mais l’euphorie sera de courte durée. Le 22 mai 2008, un contrôle de légalité établit que le décret est entaché d’irrégularités. Selon le code minier guinéen de 1995, la société aurait dû, lors de sa demande de concession minière, rétrocéder la moitié du périmètre de recherche à l’Etat – ce qui n’a pas été fait. Deux mois plus tard, la sanction tombe. Le décret de 2006 est retiré. Pour non-respect « des règles d’élaboration d’un acte administratif selon (le) droit interne (guinéen) », explique dans un courrier du 28 juillet 2008 à la multinationale le Secrétaire général de la présidence Sam Soumah. Il mentionne aussi le « retard pris dans la réalisation des infrastructures, de l’extraction et de l’évacuation (du minerai) », et « une volonté claire » de Rio Tinto de « geler » des parties du gisement.

C’est une déflagration pour le groupe anglo-australien. D’autant que le 4 décembre 2008 le conseil des ministres acte le retrait de la moitié des blocs de la multinationale (les blocs 1 et 2) – lesquels seront attribués à la société BSG-Resources Guinea (Beny Steinmetz Group). « Un revirement brutal des autorités » qui constitue « un très mauvais signal pour les investisseurs étrangers en Guinée », s’étrangle encore un consultant dans le secteur minier.

Dadis décline l’invitation de Rio Tinto

Mais c’est surtout sous le régime de la junte militaire arrivée au pouvoir après la mort du Général Conté fin décembre 2008, que les relations se corsent. Son chef, Moussa Dadis Camara, déclinera d’ailleurs l’invitation de Rio Tinto en Grande-Bretagne et en Australie. Quant au nouveau ministre des mines Mahmoud Thiam – un ex banquier d’affaires formé aux Etats-Unis et passé par Merril Lynch puis UBS-, il prend vite en grippe les responsables de Simfer SA.

Peu après leur première entrevue, au cours de laquelle ces derniers « ont formulé de multiples allégations contre BSG-R » en vue selon lui de dissuader la Guinée de travailler avec cette société, Thiam dit les avoir surpris au camp Alpha Yaya – base des nouvelles autorités- en train de faire « miroiter tous genres de cadeaux politiques y compris le rêve de régler tous les problèmes d’eau et d’électricité de la Guinée ». « Cela signifiait plusieurs milliards d’investissements. J’ai demandé à la délégation de Rio Tinto de confirmer devant le président (…) leur engagement pour un investissement immédiat. Ils ont admis qu’ils n’étaient en position de le faire », écrit-il, dans un témoignage daté du 20 août 2015 versé à la procédure BSG-R contre la République de Guinée au Cirdi (Centre international de règlement des différends dans les investissements).

Le ton monte entre le jeune ministre des Mines et Rio Tinto. Ce dernier entend récupérer ses deux blocs. En vain. Et Thiam dénonce dans un courrier du 26 juin 2009 adressé au minier sa tendance à ignorer « avec constance » une « décision souveraine (du) gouvernement » ainsi que « le comportement de (ses) cadres et employés absolument contraire a toutes règles d’éthique et parfois clairement illégal ». Et persifle : « après 13 longues années, nous sommes encore, selon vos propres projections, a au moins 5 ans d’exporter la première tonne de minerai de fer du mont Simandou. Nous notons avec chagrin que cette période a couvert Ia plus belle envolée des cours de matières premières de l’ère moderne ». Un mois plus tôt, Mahmoud Thiam sommait Simfer SA de débarrasser ses équipements sur Simandou nord, pour permettre à BSG-R de démarrer les travaux. Fin de partie.

Rio Tinto est revenu huit ans en arrière, confie au même moment, le 20 mai 2009, le directeur Guinée de Rio Tinto Dave Smith à l’ambassade américaine de Conakry. Ses propos sont retranscrits dans un câble diplomatique révélé par Wikileaks. Dave Smith rapporte que l’entreprise a considérablement réduit ses activités de forage et de terrassement, ainsi que ses effectifs. Alors qu’en 2008, Simfer SA embauchait 2000 personnes en Guinée et envisageait d’en recruter 8000 de plus d’ici à 2010, elle ne compte plus que 800 employés. « Nous n’allons pas investir 15 milliards de dollars dans ce qui sera potentiellement le plus grand projet minier du monde, dans un pays où le gouvernement pourrait changer dans dix-huit mois », dit-il. Et souligne que la compagnie est moins minée par la crise économique de 2008 et la chute des cours des métaux qui s’est ensuivie, que par l’instabilité politique à Conakry. Mais « nous devons maintenir notre réputation afin de revenir facilement lorsque le moment sera plus approprié », note-t-il. A cet effet, affirme-t-il, environ 10 millions de dollars sont investis chaque mois par Rio Tinto en Guinée, essentiellement dans des projets communautaires. Une enveloppe (en réalité bien moindre selon une source proche du dossier) « assez faible » selon Smith, comparé à « l’envergure financière des opérations minières ». Et au potentiel « extrêmement lucratif » de Simandou.

« Steinmetz est lié à un ancien ministre, Kassory Fofana… »

L’ingérence de la branche minière du groupe du franco-israélien Beny Steinmetz (BSG-R) est d’après Smith à l’origine de la volte-face des autorités guinéennes vis-à-vis de Rio Tinto : « Steinmetz a besoin du bail Simandou pour rembourser des obligations non rentables et se sortir des ennuis financiers », mais il n’a « aucune intention d’exploiter la mine » accuse-t-il. « (Smith) affirme que Steinmetz est lié à un ancien ministre, Kassory Fofana, que beaucoup perçoivent comme corrompu et qui agit dans les coulisses du pouvoir », complète l’agent de l’ambassade américaine. L’actuel Premier ministre apparaît d’ailleurs dans divers mémos adressés au secrétariat d’Etat américain. « Il est très confiant et compte devenir ministre », lit-on à son sujet dans un câble de juin 2008. Puis, dans une note diplomatique datée de septembre 2008 : « Kassory Fofana est maintenant vu comme une des figures ayant le plus d’influence sur le président guinéen (…) On dit qu’il a acheté une voiture 200 000$ presque immédiatement après son arrivée aux Etats-Unis (en 2000) et ensuite un bien immobilier très onéreux. Selon certains observateurs, il est revenu en Guinée car il a besoin de cash ».

Les soupçons de corruption concernant le ministre Thiam prennent également de l’épaisseur dans le compte-rendu aux diplomates américains du nouveau directeur Guinée de Rio Tinto, Steve Din. Dans un câble diplomatique de février 2010 révélé par Wikileaks, il dit attendre l’élection présidentielle, et se montre hésitant à relancer les opérations « vu le contexte ». « Din pense que le ministre (Mahmoud Thiam) utilisera les six prochains mois pour s’assurer que des sociétés comme le Fonds international chinois (CIF) et BSG-R obtiennent des contrats en échange de pots-de-vin. » Sept ans plus tard, Mahmoud Thiam sera condamné à 7 ans de prison par la justice américaine pour avoir perçu (et blanchi) 8,5 millions de dollars de pots-de-vins de la part de CIF et du groupe pétrolier chinois Sonangol en contrepartie de droits dans le secteur minier. Le groupe Rio Tinto a quant à lui déposé plainte contre BSG-R et le Brésilien Vale (devenu partenaire de BSG-R en 2010), devant un tribunal new-yorkais en 2014, pour avoir été dépossédé de la partie nord de Simandou. Sa plainte a été rejetée l’année suivante par la justice américaine.

Simfer SA n’a jamais pu récupérer les blocs 1 et 2 de Simandou, retirés en 2014 à BSG-R, et finalement acquis en novembre 2019 par Winning Consortium Simandou SAU. Allié depuis 2010 au géant public chinois de l’aluminium Chinalco, Rio Tinto s’est replié sur les blocs 3 et 4. Mais ses déboires passés avec l’administration guinéenne et son retard supposé dans les opérations ont continué de peser. En 2016, son départ définitif de la Guinée est annoncé. La compagnie décide de transférer ses parts à Chinalco, mieux vu par Conakry. Avant qu’un nouveau rebondissement ne survienne en octobre 2018 : le délai de signature de l’accord de cession de ses parts au groupe chinois s’est écoulé. Rio Tinto reste donc dans la course au fer si convoité de Simandou. Sauf qu’à ce jour, la date d’exportation de la première tonne de fer reste incertaine.

Reste une question. Comment la compagnie, engluée dans ses récurrents différends avec l’administration guinéenne, a-t-elle réussi à se maintenir sur Simandou après l’élection d’Alpha Condé? Ce sera l’objet du 2eépisode de cette série que nous vous proposerons le mercredi prochain. Il sera consacré au rôle d’un vieil ami du président guinéen, rencontré à Science Po Paris au début des années 60 : François Polge de Combret.

Aboubacar Akoumba Diallo et Agnès Faivres